La Mer de Yoko OGAWA
L'indifférence de la mer
« Ne pas enjoliver ni faire de manières. C'est dans les mots ordinaires que se trouve la vérité », dit cet ancien poète qui s'est reclassé en montant son commerce de « fabriquant de titre. ». Les gens viennent vers lui pour lui raconter un souvenir, lui se charge de leur trouver le titre le plus adapté afin que plus jamais le souvenir ne s'efface de leur mémoire. A bien des égards les récits de Yoko Ogawa ressemblent à ce vieil homme qui écoute, et en quelques mots saisissent l'essence du réel. Ces nouvelles courtes dont certaines font moins d'une page sont, à plus d'un titre, à lire comme des Haïkus : les récits ne livrent pas leur mystère. Ils obéissent à une causalité secrète que la chute vient rarement révéler. Les faits s'agencent, s'enroulent devant un lecteur naturellement tenu à distance par l'étrangeté des situations. Il y a dans ce touché aseptisé du réel quelque chose d'extrêmement rare en littérature : un simulacre d'indifférence. Le registre plat, presque neutre de l'écriture par lequel les faits sont narrés, invite à l'étonnement. Réhausse l'effroi.
Par cette fadeur, Ogawa nous oblige à nous mettre à l'écoute du signe invisible, de l'image insolite. Surtout ne pas fuir le son inepte mais au contraire tendre l'oreille à la dissonance. Dans La Mer, première nouvelle qui a donné son nom au recueil, on rencontre un étrange instrument inventé par un adolescent en apparence stéréotypé : le Merikin. Indescriptible, il ne produit aucun son harmonieux, juste « un soulagement d'être enfin arrivé après de longues heures au fond de la mer à l'illimité de voyager encore plus loin. » Ce qui intéresse Ogawa c'est d'extraire du plus banal des contextes l'élément dissonant, comme la faille infime qui donne accès à la vérité. La romancière invite le lecteur à observer les signes. Bien souvent, les personnages d'enfants servent de guide vers une vérité invisible comme cette petite fille muette qui ne communique avec le monde adulte qu'en apportant des mues d'insectes ou des oeufs vides. La béance s'ouvre toujours sur des symboles amoraux d'un érotisme froid, souvent morbide : l'enfant mutique qui ne s'illumine qu'au passage argenté d'un camion de poussins, une jeune dactylographe monomane qui découvre la jouissance en caressant la lettre d'imprimerie chitsu (vagin) qu'elle vient de casser.
Sur ce jeu secret de l'être et de l'objet, notre culture occidentale a peu de prise ; une très faible immunité aussi qui permet précisément au texte d'opérer sa part maximale de fascination. La mer, abîme glacé, préside à ce beau recueil de nouvelles au touché poétique, dont le projet très surement atteint est de « faire résonner (nos) ténèbres .»
Yoko Ogawa, La mer, Actes Sud, mars 2009, 149 pages, 16€
©Amélie ROUHER pour le Magazine des Livres
Publié dans le numéro 18 - juillet/août 2009.