Anne-Sylvie Sprenger, La veuve du Christ
On achève bien les anges...
Léna Rochat est une enfant séquestrée... A 7 ans elle est enlevée par Victor Julius Lehmann de Calberère. Elle est emmurée dans un réduit au sous-sol de la maison. Lui, Victor Julius Lehmann de Calberère au nom si doux, éclaire, lave, choie, sévit, lit des histoires d'enfants au destin merveilleux. Apprend à chanter l'amour du Seigneur. Le bourreau est tendre comme les années passent. Le monde du dehors est un monstre enflé de menaces, de plus en plus lointain, de plus en plus sourd. La geôle est un berceau que Victor protège de son épaule. Il faut comprendre Léna : quand l'oeil privé d'horizon éclaire la nuit et se reconnaît dans l'oeil miséricordieux de l'ogre, qu'il est doux de vivre d'ombre et d'effroi !
Retrouvée enfin, enfin sauvée ? Traquée par des journalistes affamés de faits divers, par des psychiatres affamés de journalistes et des infirmières prodigues aux yeux blancs, Léna chante son fantôme, réclame Victor. « l'Obscur ne se partage pas. » Comment être libre quand on est née proie ? Le troisième roman d'Anne-Sylvie Sprenger interroge le troublant phénomène de ces enfants séquestrés qui, une fois libres, refusent de sortir, crachent sur leurs libérateurs et hurlent la séparation d'avec leur geôlier. Le sujet est délicat, quasi intraitable tant la sensibilité populaire est vive et fragile.
Voici la clé : sous le trait d'Anne-Sylvie Sprenger, le sordide fait divers prend la hauteur d'une parabole. Victor c'est la genèse du bourreau ordinaire. Il en est le symptôme et l'origine. Que sa mère le rende coupable du suicide de son père n'est pas suffisant, il faut qu'elle prenne la passion du Christ à témoin : « Il paie pour toi, Victor. Pour tout le mal que tu as fait. » Par quel banal fanatisme le christianisme façonne ses victimes pour les initier en coupables ? Pour l'enfant maudit, l'amour est une expiation infernale : la douleur est l'oraison qui ne se chante qu'au dessus d'une chair suppliciée. Le monstre a le devoir de l'innocence.
Pour expier sa faute, Victor se crucifie nu sur une croix posée au sol. Puis il demande à l'enfant de se blottir contre lui et d'entonner les chants purificateurs de louanges au Seigneur. Léna l'a compris : la torture est douce quand le bourreau est abandonné. Victor est un christ féminin, sexe chu sur sa croix horizontale, le ventre blanc comme un crabe renversé. Victor offre sa peau impure à la tendresse purificatrice d'une piéta de 7 ans et le miracle a lieu : derrière le mur forclos où nul n'entend le chant sacré et l'étreinte divine, les damnés font l'ange.
L'enfant grandissant, les sens exigent des rituels plus mûrs. Léna s'éveille. Exige. Tour à tour mère-enfant, femme tentatrice, fiancée primordiale du Cantique des Cantiques, Léna c'est l'Alpha féminin, la femme de toutes les bibles. Mais Léna doit rester sainte, sainte vierge, sainte de l'abîme, ceinte au sexe béni du Christ-amant. Les saints ont la grâce des peaux, ils ont les ailes du visage et de la caresse mais ils n'ont pas droit au sang. Si Léna donne la vie, elle devient humaine. Léna est une sainte. Voilà pourquoi Léna ne peut pas revenir dans la société des hommes.
Les personnages d'Anne-Sylvie Sprenger ne sont pas amoraux, violents, transgressifs, sadiques, ils sont pires : ils sont aspirés par la pureté. Les plus grands sadiques ne sont-ils pas les plus grands sentimentaux ? Le mal pratiqué dans son authenticité n'est pas l'oeuvre du méchant. Le couple Victor Léna, c'est le rêve de l'Autre, c'est le rêve d'une expiation adorable. Ensemble ils forment le corps réconcilié de l'impossible bible où l'homme est à la fois géniteur et fils, mâle abandon féminin dans la chair de l'enfant-mère. Le couple androgyne jamais écrit.
« La veuve du Christ » n'est pas un roman de dissection psychologique. Il n'est ni morbide ni fasciné. On n'explique pas les frontières de l'humain avec des chroniques ou des diagnostiques à grand spectacle. On montre les frontières de l'humain par de la littérature et la littérature n'explique pas. Elle est pure simulacre et plongée immédiate dans l'obscur. Anne-Sylvie Sprenger cherche une écriture blanche, presque austère. Chaque chapitre est un tableau aux lignes épurées. Le narrateur distant, voit, rapporte, entre avec la plus grande pudeur dans la conscience des personnages, parfois risque une question qui n'appelle pas de réponse : « Que sait-elle, au juste de cet instant, des choses de l'amour, des corps qui s'étreignent ? Qu'a-t-elle senti, deviné, quand Victor se couche sur elle, sexe contre sexe ? Que sait-on quand on ne sait encore rien. »
« La veuve du Christ » est un roman superbe, un chant d'amour miséricordieux tiré d'un cristal dur et noir. Il confirme sans contestation possible une jeune romancière de très grand talent.
Anne-Sylvie Sprenger, La veuve du Christ, Fayard, août 2010, 152 pages.
Article paru dans le Magazine des Livres Septembre/octobre 2010.