Entretien avec Claire Paulhan

Publié le par Ameleia




Claire Paulhan.

« Je suis une défricheuse »


 
Claire Paulhan est une passionnée en eaux douces. Elle tient seule la maison d'édition qui porte son nom. Éditrice exclusive de l'intime, elle ne publie que les journaux ou correspondances de « ces grands noms dont personne ne veut » : Copeau, Jouve, Leiris... Surtout, c'est elle qui a eu la géniale audace d'exhumer et de publier le Journal de Mireille Havet.

La découverte des textes de Mireille Havet au fond du grenier tient du miracle. Comment sont-ils parvenus jusqu'à  vous ?
J'ai été la bonne personne, au bon moment, au bon endroit. Un de mes anciens professeurs, spécialiste d'Apollinaire venait de lire le Journal de Mireille Havet. Encore sous le choc de la lecture, il m'a persuadée de rentrer en contact avec Dominique Tiry, la petite fille de Ludmila Savitzky, l'amie et légataire des journaux de Mireille. Je suis partie en vacances avec un tapuscrit de 12 centimètres de haut ! Soit je passais de bonnes vacances parce que le manuscrit ne me plaisait pas, soit je passais d'excellentes vacances parce que le manuscrit était excellent. Bien sûr, c'est la deuxième solution qui l'a emporté. Je l'ai lu autour de moi à des gens peu habitués à ce genre d'écrits qui ont été eux aussi saisis de stupéfaction.

Pourquoi avoir retenu le Journal de Mireille Havet, nom méconnu du public, même averti ?
Je me suis retrouvée devant le journal parfait : bien écrit, complet, régulièrement tenu, sur une longue période, un journal monstre, que personne ou presque n'avait lu auparavant. Enfin, J'avais la chance d'être la première éditrice à qui il était proposé...

Comment avez-vous abordé le manuscrit ?
J'ai tout pris. J'ai sélectionné le moins possible. C'est très émouvant de voir le manuscrit lui-même. L'écriture de Mireille Havet qui peut paraître délirante, sous l'empire de la drogue, a une graphie qui ne l'est pas spécialement. Elle écrit en occupant toute la page. Globalement le projet diaristique est tenu très régulièrement, avec une volonté d'acier. C'est la seule chose qu'elle ait faite avec volonté. Pour elle, c'était un pari sur l'avenir extrêmement improbable.
 
Pourquoi Mireille Havet tient-elle ce journal ?
Je n'ai pas d'interprétation particulière autre que ce qu'en dit Mireille Havet elle-même. Elle était persuadée qu'elle avait une mission en tant que poète. Le poète est un être brulé, mais extra lucide, Voyant, au sens rimbaldien. Mireille avait l'intime conviction qu'elle n'écrivait pas son journal pour elle-même.
Je pense également qu'elle ne pouvait pas faire autrement qu'écrire. C'est une période où la psychanalyse n'est pas du tout entrée dans les moeurs. Je crois que des femmes comme Catherine Pozzi et Mireille Havet avaient trop de difficultés à vivre psychologiquement pour s'éviter de s'apurer par le biais du journal.

Considérez-vous qu'il y a une particularité du journal intime féminin ?
Oui, bien sûr ! Le journal est déjà un vecteur extrêmement plastique et malléable des aspirations de la personne. Plus encore pour les femmes dans des sociétés où elles ne peuvent pas s'exprimer complètement. Catherine Pozzi est une intellectuelle qui veut être traitée comme une femme intellectuelle et non comme un bas bleu. Virginia Woolf est préoccupée par les choses de l'esprit. Mireille Havet est préoccupée par son désir et par la forme lyrique de son désir.

Quelle est pour vous l'originalité du Journal de Mireille Havet ?
C'est le journal inédit de quelqu'un que tout le monde a oublié et qui revient à la surface de la littérature française avec une très grande force et évidence. Mireille Havet, elle-même, avait cette certitude que rien ne se perdrait, qu'elle serait un jour reconnue. Et c'est le cas. Une fois éditée, elle paraît comme si elle avait toujours été dans le paysage littéraire. Je crois qu'il y a une destinée de l'œuvre : un lien direct au-delà de l'histoire du manuscrit, au-delà de sa mort, entre elle, ses découvreurs et moi, entre elle et ses lecteurs. Regardez tous ces gens attrapés par la lecture de son journal qui servent de relais par delà la mort !
Pour éditer cette série de journaux comment avez-vous procédé ?
J'ai cherché des points de coupe. Il y a des ruptures dans l'écriture du Journal par exemple. Mais surtout, j'essaie de lier chaque tome à des personnages de femme.  La période entre 1918 et 1919, Mireille aime la comtesse de Limur. Puis vient Marcelle Garros entre 1919 et 1924. Enfin, il y a Reine Bénard entre 1924 et 1927.
 
Craigniez-vous une récupération, que Mireille soit classée dans une littérature de « genre » ?
Un livre a le public qu'il mérite. Mireille Havet est assez grande pour se défendre elle-même. Son écriture est suffisamment forte pour échapper à toute forme de confiscation.

Quel tome conseilleriez-vous pour commencer ?
Le journal 1918/1919. C'est le premier tome que j'ai publié qui correspond en réalité au milieu du Journal. Mireille Havet découvre pendant la guerre qu'elle aime les femmes. Par ailleurs, beaucoup de ses amis meurent. C'est un moment charnière pour elle. Dans ce volume, elle décrit la fin de la guerre, la réjouissance des autres quand elle ne s'en réjouit pas du tout. Cela marque une étape de sa maturité. C'est intéressant pour le lecteur de commencer par là.

Il y a une suspicion sur le genre du journal intime. Pourquoi vous y intéresser ?
Les correspondances ou le journal sont une sorte de matériau brut. C'est toute la différence avec les Mémoires qui ont pour moi un côté « trafiqué » : tous les témoins sont morts, l'auteur est le seul à pouvoir témoigner et se tresser une couronne de laurier. Dans le Journal, même dans l'inégalité des moments d'intérêts, il y a quelque chose de touchant. Je ne demande pas qu'un journal intime soit intéressant tout le temps. Je demande qu'il représente la qualité de quelqu'un et pas la vérité de son oeuvre. C'est un document existentiel. C'est aussi l'Histoire par les gens qui l'ont faite qui me passionne.

Vous faites le travail d'éditeur le plus difficile qui soit : travailler sur des manuscrits autographes. Qu'est-ce qui vous a portée vers ce choix ? 
J'aime beaucoup être en présence du manuscrit. C'est la vérité de l'écrivain. On sait que lorsqu'un écrivain meurt, ses écrits intimes ont un côté « bombe dégoupillée » pour les familles qui s'empressent vite de censurer pour que le propos soit plus lisse. Je préfère aller à la source, recopier moi-même les manuscrits.  J'ai ce côté « scribe », ce côté « moine ». Si je peux publier quelques correspondances ou journaux et les éditer bien, je n'aurais pas été inutile sur la scène de l'édition contemporaine.

Pourquoi situez-vous vos publications uniquement entre la Période de l'affaire Dreyfus et 1968 ?
C'est entre cette période et la Seconde Guerre mondiale qu'a explosé le genre autobiographique. Il y a une prise de conscience du rôle des intellectuels dans la société et dans la vie intime qui est majeure à cette époque. Une grande  quantité de journaux n'a pas encore été publiée.  e ne publie rien après 1968, parce qu'il faut bien « borner » mon champ d'action et parce que je préfère travailler pour des auteurs morts et oubliés. Par ailleurs, les vivants ont déjà leurs éditeurs.

Il y a une différence à publier le journal d'un vivant et le journal d'un mort ?
Pour éditer un journal, il  faut qu'il y ait le feu de l'authenticité : c'est-à-dire qu'il n'ait pas été publié du vivant de l'auteur. Ecrire pour publier, c'est orienter et censurer et cela fait basculer le genre du côté des Mémoires. J'aime bien jouer ce rôle qui consiste à exhumer un mort pour qu'on ne l'oublie pas. Je suis une défricheuse.

L'une de vos particularités est de  travailler seule. Réussissez-vous à être juge et arbitre ?
Quand on travaille beaucoup sur un sujet, on finit par le connaître. Et puis je ne travaille pas vraiment seule dans la mesure où des chercheurs, des autodidactes mes proposent des publications et se chargent de l'annotation. Pour le reste, je fais beaucoup de vérifications que ne font pas les autres éditeurs.  La seule chose que je ne fais pas, c'est imprimer. Je travaille à l'ancienne, mais avec des outils modernes, comme Charles Péguy dans sa librairie des Cahiers de la Quinzaine. C'est mon modèle absolu.

Entretien publié dans Le Magazine des Livres n°17 (juin 2009)




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Publié dans Mireille HAVET

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